Chapitre 05: Tu m'as manqué... - par Ezilann
Le temps passait inlassablement, et glissait sur Kratos comme la pluie
sur la roche, l'érodant imperceptiblement. 4000 ans s'étaient écoulés depuis
qu'il était né, il n'était plus à une saison près. D'ailleurs, ils ne
connaissait pas son âge exact. Il n'était même plus sûr de sa date
d'anniversaire.
Voilà à quoi il pensait en cette journée d'hiver, en survolant un
Sylvarant recouvert de neige. Mis à part la tache ocre du désert de Triet, le
monde tout entier ressemblait à Flanoir, avec ses cristaux de glace suspendus
aux arbres de la forêt, ses empreintes de pas laissées dans la neige au détours
d'un chemin, la fumée dégagée par les boissons chaudes que les humains consommaient
avec bonheur.
Kratos s'attarda à l'entrée de la ferme humaine d'Isélia pour contempler
les fragiles dentelles de givre qui s'étaient déposées sur le mur sombre de l'édifice.
Pour une fois que la ferme recelait quelque beauté, cela valait bien la peine
de s'attarder un peu. La douceur cristalline de la glace semblait entrer en résonnance
avec la douce froideur de son cœur. Il y avait bien longtemps qu'il n'avait pas
observé ainsi la nature. En fait, c'était une perte de temps. Mais peu importe,
du temps, il en avait à l'infini...
-KYAAAA !!
Il fronça les sourcils. La réalité le rattrapait sous la forme des cris
des humains enfermés à la ferme. Si seulement cette femme voulait bien se
taire.
-Lâchez-moi bande de sagouins, lâchez-moi !!
Chose curieuse, la voix ne venait pas de l'intérieur de la ferme, mais
plutôt du chemin y menant. Un nouveau cobaye ? A regrets, Kratos se détourna du
mur gris. Sur le chemin avançait un sorcier désian, suivi de deux sbires
encadrant une jeune femme qui se débattait furieusement.
Kratos se figea.
Ca ne pouvait pas être...
-Seigneur Kratos ! l'apostropha le sorcier. Que faites-vous à l'entrée
de la ferme ?
Kratos ne répondit pas, hypnotisé par la vision de cette jeune femme.
Cette silhouette, ces cheveux, et maintenant qu'il y pensait ce cri... En
entendant le sorcier appeler l'ange par son prénom, la jeune femme leva la tête
et posa son regard sur le sien. Ces yeux doux couleur chocolat... Aucun doute.
C'était bien elle. Anna.
-Seigneur Kratos ?
Kratos sursauta. Pas question de montrer aux désians son intérêt pour
leur capture. Mais impossible de la laisser entre leurs griffes ! Et ils étaient
dans le champ des caméras de surveillance, il fallait réfléchir, et vite !
-Euh, c'est que...
Il était rare qu'il bredouille devant les désians. Il fallait redresser
le tir. Il toussota.
-Cette... humaine, que vous apportez...
-Vous la connaissez ?
Bon, apparemment sa première réaction avait été très claire. Il fallait
retourner la situation à son avantage.
-En effet. répondit-il en reprenant son ton sec habituel. J'ai un
petit... différend à régler avec elle.
Il fixa un point un peu au-dessus de la tête d'Anna et pris un regard
haineux. Un regard qu'il aurait été incapable d'obtenir en la regardant dans
les yeux.
Le désian passa de l'un à l'autre, comprenant que le séraphin désirait
s'occuper personnellement du cas de l'humaine. Bon, ils n'étaient pas à un
humain près, et il aurait été stupide de s'opposer à un séraphin.
Le sorcier fit un signe aux deux sbires pour qu'ils lâchent la jeune femme.
Celle-ci tituba un peu, avant que Kratos ne lui empoigne fermement le bras.
-Devons-nous, euh... attendre que vous ayez fini ?
-Non. Vous n'aurez rien à ramener.
La réponse était très claire, et les trois désians regagnèrent la ferme
sans poser de questions.
Ils étaient seuls, mais toujours dans le champ des caméras, alors avant
qu'Anna ne fasse une gaffe, Kratos lui chuchota "Comporte-toi
normalement" et l'entraîna assez violemment, la tirant par le bras, sur le
chemin qui menait à la forêt.
Ce n'est qu'une fois sous le couvert des arbres, à plusieurs centaines
de mètres de la ferme, que Kratos lâcha le bras d'Anna et respira un bon coup.
Celle-ci massa sa chair compressée tout en le regardant d'un air étonné et
suspicieux.
Kratos leva sur elle ses yeux froids.
-Allez, va-t-en.
Elle ne répondit pas, continuant de frotter son bras et de le fixer.
Il se tourna complètement vers elle, la regardant de haut avec un regard
dur. Un courant d'air glacial passa entre eux deux.
-Va-t-en. répéta-t-il.
-Pourquoi ? répondit-elle du tac au tac.
-Parce que... parce que je suis un désian et que je devrais te tuer.
-Mais tu ne l'as pas fait.
-En effet.
-Alors pourquoi devrais-je partir ?
-Parce que...
Il était à cours d'idées.
-Parce qu'on n'a rien à faire ensemble.
Finit-il par lâcher dans un soupir, baissant les yeux. Son regard tomba
sur le bras d'Anna qu'il avait serré. Un gros hématome de la forme de ses
doigts s'y formait. Sous la pression du moment il n'avait pas mesuré sa force,
et l'avait sûrement blessée d'avantage que les deux désians.
-Je t'ai blessée ?
-Un peu.
Un cercle blanc se dessina sous les pieds de Kratos. Confiante, Anna ne
frémit pas. Il avança la main vers le bras meurtri.
-Premiers soins.
La blessure disparu. Anna frotta son bras avec surprise, puis adressa à
Kratos l'un de ses plus beaux sourires.
-Merci monsieur Kratos.
Il se senti rougir. Il détourna les yeux.
-C'est rien. Pars maintenant.
-Je ne vois pas pourquoi je partirais. Je viens tout juste de retrouver
un ami que je n'avais pas vu depuis très longtemps.
Kratos la regarda, hésitant.
-Tu me considères... comme un ami ?
-Enfin, pas tout à fait, dit-elle en rougissant, mais comme une personne
très chère en tout cas.
Il lui adressa un air étonné. Elle rit.
-Tu m'as manqué Monsieur Kratos !
Il eut un petit sourire désabusé.
-Ce serait mentir de dire que tu ne m'as pas manqué, toi aussi...
Elle sourit chaleureusement, et Kratos senti son cœur fondre. Mais
l'instant d'après, il se crispa.
-Mais il n'empêche qu'on ne devrait pas se voir.
-Pourquoi ?
-Parce que je suis... non, je ne suis pas un désian, mais disons que je
suis dans leur camp. Si ça venait à se savoir que je ne t'ai pas tuée, tout à
l'heure, j'aurais des problèmes.
-Des problèmes ? Pourtant tu avais l'air très influent tout à l'heure,
"monseigneur". remarqua-t-elle en riant. Il sourit en retour.
-"Influent", on pourrait dire ça comme ça. Il n'empêche... que
je suis du côté des désians. Tu as tout à perdre à me fréquenter. Je ne suis
pas quelqu'un de gentil, de souriant ou d'affectueux. Souviens-toi de la dernière
fois : ça, c'était le vrai moi. Je ne suis vraiment pas quelqu'un de
recommandable, tu comprends ?
Elle blêmit légèrement à l'évocation de leur dernière rencontre. Là où
il avait massacré des innocents.
-Oui, je... non. Non, je ne comprends pas... Tu dis que tu n'es pas
quelqu'un de gentil, pourtant... tu m'as bien sauvée tout à l'heure. Et je suis
sûre que la dernière fois aussi, si tu n'étais pas venu à ma rencontre, les désians
m'auraient capturée.
Il passa une main dans ses cheveux, l'air embarrassé.
-Je n'allais pas te laisser mourir dans une ferme. Tu ne sais pas ce
qu'ils font aux cobayes.
-Mais pourquoi seulement moi ?
-Je te l'ai dit, mon attitude envers les désians et les prisonniers,
c'est mon état normal. C'est seulement avec toi que je suis comme ça.
-Comme ça quoi ?
-Comme ça... comme ça. En tout cas, ne t'approche plus de moi, tiens toi
éloignée de la ferme et ne cherche plus à me revoir. Cette histoire est terminée.
Et ça vaut beaucoup mieux ainsi.
-Monsieur Kratos...
-Allez, file !
Elle hésita, le regardant avec toute la tristesse du monde, et
finalement obéit.
-Adieu, monsieur Kratos...
Elle se retourna, et à petits pas, s'éloigna sur le sentier...
-Tu vas vers la ferme là. Chez Dirk, c'est de l'autre côté.
-Oh... oui.
Elle fit demi-tour, passa devant lui, et s'éloigna de nouveau le long du
chemin. Lui n'avait pas bougé, restait stoïque, la regardait disparaître dans
la neige. Il se forçait à ne pas bouger, à la laisser partir. C'était bien
mieux ainsi.
Lorsqu'elle eut complètement disparu, il pris la direction de la ferme.
-Adieu Anna...